Cicero redivivus : comment les scriptoria médiévaux ont sauvé le Timée
Veronica Revello, doctorante, nous présente son projet de recherche transdisciplinaire portant sur la transmission manuscrite du Timée cicéronien et analysant l’impact littéraire et philosophico-culturel de cet ouvrage de la Rome républicaine jusqu’au Moyen-Âge.
Au milieu du XVe siècle, à San Daniele del Friuli, un petit village dans le Nord-Est de l’Italie, Guarnerio d’Artegna – vicaire du patriarche d’Aquilée (1446-1454), humaniste et bibliophile – représente l’un des pôles d’attraction qui firent du Frioul un centre culturel actif à l’époque humaniste, grâce à un considérable trafic de livres. Lié, d’une part, à l’école de notariat d’Udine, surtout par l’intermédiaire de son directeur Giovanni de Spilimbergo (1380-1455, interlocuteur direct de Guarino Guarini et de Poggio Bracciolini, dit Le Pogge), dont Guarnerio employait les élèves comme copistes, et, d’autre part, aux lieutenants vénitiens, parmi lesquels ressort le nom de Francesco Barbaro (1390-1454, élève de Guarino Guarini à Venise), Guarnerio réussit à rassembler une extraordinaire bibliothèque de textes classiques et humanistes exclusivement en latin – bibliothèque qui, par son legs testamentaire, devint l’une des premières bibliothèques publiques d’Europe à cette époque-là.
Parmi les manuscrits de la bibliothèque de Guarnerio figure Wrocław, Biblioteka Uniwersytecka, Rehdigerianus 67 (dorénavant Wro), contenant trois traités cicéroniens (dans l’ordre le Lucullus, le Timée et les Divisions de l’art oratoire), et écrit dans son intégralité par Battista de Cingoli, un copiste de profession travaillant de 1449 à 1461 à San Daniele del Friuli sous la direction de Guarnerio d’Artegna, et avec des notes marginales de Guarnerio lui-même. Wro, conservé dans l’une des caisses en bois scellées par des chaînes de fer qui préservaient le patrimoine libraire de Guarnerio, resta à San Daniele au moins jusqu’en 1470, année de la fin du concordium entre les chambellans de l’église de San Daniele et les héritiers de Guarnerio qui voulaient désespérément (mais en vain) entrer en possession de ses précieux manuscrits. Toute trace de Wro fut perdue jusqu’en 1567, lorsque Thomas Rehdiger, fils de l’une des plus importantes familles de marchands allemands, l’ajouta à sa collection privée de manuscrits et d’œuvres d’art lors d’un séjour à Padoue. C’est ainsi que Wro, avec 300 autres manuscrits et 6 000 livres imprimés, fut intégré à la bibliothèque municipale de Breslau (aujourd’hui Wrocław), en Pologne, qui avait acquis les livres de la famille Rehdiger aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Si les relevés paléographico-codicologiques de Wro (c’est-à-dire ses caractéristiques matérielles – format, mise en page, écriture, etc. –, ainsi que son origine et ses possesseurs) nous permettent de restituer son histoire en tant que livre, l’étude des textes qu’il contient a deux objectifs précis : d’une part, nous pouvons identifier les intérêts littéraires dans un milieu culturel circonscrit, à une époque spécifique et dans une zone géographique précise ; d’autre part, nous pouvons déterminer « la valeur » des textes que ce manuscrit transmet, en évaluant à la fois s’ils peuvent contribuer à la constitutio textus (la reconstruction du texte dans la forme transmise par l’archétype, c’est-à-dire l’exemplaire – perdu ou non – qui a engendré une certaine tradition textuelle) et leur position dans les différents stemmata codicum (à savoir une sorte d’arbre généalogique d’une tradition textuelle donnée).
En ce qui concerne les Divisions de l’art oratoire, après avoir joué un rôle de première importance dans les éditions du XIXe siècle en tant que base du « texte reçu » (textus receptus), Wro a été récemment rétrogradé au sein du stemma. La tradition de cet ouvrage se divise en deux classes, et Wro appartient à la dernière ramification de la seconde classe (siglée Ψ). Selon l’hypothèse la plus récente, Wro a subi une contamination substantielle en deux phases : d’abord, une contamination avec un groupe au sein de Ψ et, ensuite, avec une famille au sein de la première classe (siglé Φ).
En revanche, le Lucullus et le Timée appartiennent, au moins pour la phase ancienne de la transmission de ces deux textes, à la tradition manuscrite du corpus philosophique cicéronien, nommé communément Corpus Leidense (CL), comprenant au total huit traités (nat. deor., div., fat., parad., Luc., leg., Tim. et top.). Il s’agit d’une tradition remontant à un archétype unique (Ω) et qui, après Ω, est divisée en deux familles ; on parle donc de « tradition bifide » en langage technique.
Le représentant unique de la première famille est Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Voss. Lat. F. 86 (B, écrit dans le nord de la France ca. 850), dont on suppose un subarchétype b pour nat. deor. Du témoin perdu y, tête de la deuxième famille, descendent Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Voss. Lat. F. 84 (A, nord de la France, ca. 850), Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, 189 (V, nord de la France, entre 840 et 862/3) et Leyde, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, B.P.L. 118 (H, ca. 1080 à Montecassino ; il ne contient pas le Timée). La descendance de y n’est pas directe, du moins pour certains traités : pour le Lucullus, par exemple, nous pouvons établir, de manière certaine, l’existence d’un interpositus entre y et V (z), prouvée par l’existence d’Escorial, Real Biblioteca de San Lorenzo, R.I.2 (S, première moitié du XIVe s.), un manuscrit « récent » (recentior) négligé, mais « jumeau » (gemellus) de V pour le texte du Luculle. Sur la base d’une correction réciproque de B sur A et de A sur B, a été créé un manuscrit de luxe : Firenze, BML, San Marco 257 (F).
Mis à part les manuscrits les plus anciens et les plus importants de la tradition du CL, les rapports de parentèle entre codices ne sont plus superposables pour les huit traités du corpus philosophique : chaque dialogue développe des liens généalogiques propres et spécifiques, qui peuvent parfois, mais pas toujours, être mis en comparaison avec les autres traités du corpus. En général, on peut dire tout de même que, pour l’ensemble du CL, la plupart des manuscrits plus récents semblent descendre soit de V soit de F ; toutefois, si pour certains dialogues du CL, comme le Lucullus, des études plus qu’exhaustives ont analysé la tradition manuscrite dans son intégralité, en revanche, pour d’autres dialogues, la masse des manuscrits recentiores reste à explorer – et c’est exactement le cas du Timée.
Revenons à notre Wro, qui représente un exemple de travail pour la portion de cette thèse doctorale dédiée à la transmission manuscrite du Timée. En ce qui concerne la tradition plus récente du Lucullus, Wro appartient à la famille des manuscrits qui descendent de V (et, plus précisément, Wro est un descendant direct de V) et certaines des variantes qu’il transmet sont déterminantes pour la constitutio textus. En ce qui concerne le Timée, il reste à évaluer non seulement la position de Wro dans le stemma codicum, mais aussi « l’utilité » de ses variantes textuelles.
Wro n’est qu’un des plus de cent manuscrits qui transmettent le Timée cicéronien : le manque d’études systématiques sur la tradition manuscrite rend nécessaire une nouvelle édition critique basée sur une nouvelle constitutio textus. Parallèlement à la reconstruction stemmatique dans sa dimension plus proprement philologique, il est également nécessaire de reconstruire les différentes phases de la transmission du texte au fil des siècles : le même examen des manuscrits nous permettra d’identifier les moments significatifs de la réception du Timée de Cicéron, et de reconstruire une partie de l’histoire des centres d’étude et de copie où le texte cicéronien – à côté de l’autre traduction latine (beaucoup plus répandue) du Timée platonicien, à savoir le Timée de Chalcidius – exerçait une certaine influence du point de vue à la fois culturel et littéraire.