Délos et l'Orient
Les « Orientaux » à Délos aux IIe et Ier siècles av. J.-C. : pratiques religieuses et pratiques sociales.
Projet de thèse d'Antoine Lucotte.
A l'époque hellénistique, Délos (Cyclades, Grèce) se trouve au cœur des échanges commerciaux entre la Méditerranée orientale, la Grèce et l'Italie. En 167 av. J.-C., l'île consacrée à Apollon est confiée par le Sénat romain à Athènes avec le statut de port franc pour y attirer les marchands et concurrencer Rhodes. Si Délos passe sous administration athénienne, c'est à Rome que son histoire est liée : en 88 av. J.-C. elle est ravagée une première fois par les troupes de Mithridate puis une seconde fois en 69 av. J.-C. par des pirates alliés à ce roi. Sans que l'île ne soit brutalement abandonnée, elle connaît alors un repli important dû sans doute autant aux guerres mithridatiques qu'au développement des ports italiens, comme Pouzzoles, qui favorisent l'établissement de liens directs entre l'Italie et la Méditerranée orientale.
Entre 167 et 69 av. J.-C., Délos connaît un important développement économique et démographique dont témoignent l'extension urbaine et la monumentalisation des édifices. Le port franc attire de nombreux marchands, de passage ou s'établissant durablement dans l'île. Délos devient ainsi un lieu de contacts et d'échanges entre des populations d'origines variées : Athéniens et autres Grecs, Italiens, Grecs d'Egypte et « Orientaux ». Sous cette appellation sont comprises des populations d'origines et de langues diverses : des Phéniciens de Bérytos, Tyr, Sidon et Arados ; des Syriens d'Antioche, Laodicée, Hiérapolis, Damas... ; des Palestiniens d'Ascalon ; des Juifs et des Samaritains ; des Nabatéens ainsi que des Arabes de la péninsule (Minéens et Hadramites). Si la majorité des témoignages relatifs à ces « Orientaux » datent de ce siècle (167-69 av. J.-C.), certains témoignages permettent d'appréhender leur étude dès le IIIe siècle et d'autres de la prolonger jusqu'au début de notre ère.
A Délos, la présence des « Orientaux » se manifeste d'abord par des témoignages ayant trait à leurs cultes : dédicaces, règlements religieux et vestiges de lieux de culte. Si les religions dites orientales ont déjà été l'objet de recherches, une étude des modalités et stratégies d'intégration des « Orientaux » dans la société de l'île est envisagée ici, sans se limiter à leurs seuls cultes. Les sources pour mener à bien cette recherche sont nombreuses et variées : épigraphiques (inscriptions grecques surtout auxquelles s’ajoutent quelques inscriptions sémitiques), littéraires (grecques et latines) et archéologiques (que ce soit l'aménagement et l'équipement des lieux de culte ou l'iconographie de certains décors domestiques).
Tout d'abord, la comparaison des lieux de culte aux statuts variés (sanctuaire public pour la Déesse syrienne, privés pour la Synagogue et les sanctuaires sémitiques du Cynthe, ou encore intégré à un établissement associatif et commercial pour celui des Poseidoniastes de Bérytos) avec des sanctuaires du Levant mieux connus aujourd'hui que lors des fouilles de Délos permet d'en éclairer l'économie générale et d'en souligner les spécificités déliennes. Les installations cultuelles (théâtre du sanctuaire syrien, salles de banquet, présence ou non d'images divines etc.) et les quelques règlements religieux dont nous disposons permettent aussi de restituer certaines pratiques cultuelles, soit proprement orientales, soit hellénisées, pour saisir la manière dont ces cultes ont pu rester imperméables aux influences déliennes ou au contraire connaître certaines adaptations.
L'étude de la fréquentation de ces sanctuaires, envisageable grâce aux nombreuses dédicaces en provenant, suggère que certains d'entre eux étaient des lieux de rencontre avec d'autres groupes ethniques puisque qu'ils pouvaient être fréquentés aussi par des Athéniens ou des Italiens. Réciproquement, il est possible d'observer certaines dévotions d' « Orientaux » à des divinités grecques ou à la déesse Rome qui invitent à s'intéresser à l'évolution de leurs panthéons. La variété des statuts institutionnels de ces sanctuaires est elle aussi révélatrice de différents degrés d'intégration des « Orientaux » et de leurs cultes. Même lorsqu'ils sont privés et réservés uniquement à des « Orientaux », ces cultes semblent être des cadres d'intégration comme en témoigne le décret de l'association des Héracléistes de Tyr, en relation avec les autorités athéniennes.
Cette recherche sur l'implantation des « Orientaux » à Délos ne se limite pas à leurs pratiques religieuses mais envisage aussi leurs pratiques sociales et les rapports qu'ils entretiennent avec les autres ressortissants de l'île. La documentation épigraphique permet de retracer certains parcours individuels ou familiaux illustrant diverses stratégies d'intégration à la société cosmopolite de l'île et à ses réseaux marchands. L'évergétisme du banquier Philostrate d'Ascalon permet progressivement à ce dernier d'obtenir la citoyenneté napolitaine et de s'intégrer aux réseaux italiens alors que les inscriptions funéraires de Rhénée (la nécropole de Délos) font connaître des alliances matrimoniales entre familles athéniennes et syriennes par exemple.
Pour retrouver la place qu'occupait ces populations dans la société délienne, il faut aussi prendre en compte leurs activités et leurs statuts socio-économiques, du riche banquier intégré aux réseaux italiens tels Philostrate aux esclaves mentionnés par les épitaphes de Rhénée en passant par des artisans à l'image du mosaïste [Asklé]piadès d'Arados. Malgré la concentration de sanctuaires sémitiques sur le Cynthe et le regroupement des témoignages concernant les Juifs et les Samaritains dans le Quartier du stade, une cartographie de l'implantation des « Orientaux » à Délos reste à faire. Certains motifs des décors domestiques (signe de Tanit, protomés de lion et de taureau, mascarons en stuc à l'effigie de prêtres syriens), jugés comme des preuves de la présence d' « Orientaux », sont à reconsidérer avec précaution.
L'étude des témoignages relatifs aux cultes des « Orientaux » permet d'appréhender les permanences et les spécificités de leurs pratiques religieuses à Délos au regard de ce que l'on connaît de leurs régions d'origine. Une recherche sur leurs pratiques sociales permet aussi de retracer leurs stratégies, individuelles ou collectives, d'intégration à la société délienne. Par ailleurs, cette étude porte un regard critique sur l'appellation à la fois anachronique et uniformisante d' « Orientaux » et est l'occasion de réévaluer la place de ces populations aux côtés des Athéniens et des Italiens à Délos, mieux connus aujourd'hui.