« Femmes savantes » de l’Égypte ancienne
Métiers et savoirs féminins de l’Ancien au Nouvel Empire égyptien
Projet de thèse de Bénédicte Ferran
Si une historienne ou un historien ou une amatrice ou un amateur éclairé cherche à se renseigner sur la condition féminine en Égypte ancienne, il ou elle lira assez vite l’affirmation selon laquelle les Égyptiennes de l’Antiquité possédaient une autonomie rare à cette époque, surtout en comparaison de leurs homologues grecques et romaines. En approfondissant un peu ses lectures, il ou elle se rendra compte que ces affirmations se basent en grande partie sur le livre II de l’Enquête d’Hérodote, qui témoigne de l’Égypte de son époque, celle du Ve siècle avant notre ère.
Or, il existe des évolutions notables : Hérodote indique par exemple que les femmes ne peuvent pas exercer de sacerdoce, alors que les sources sont relativement abondantes quant à la présence de prêtresses aux époques antérieures, et notamment entre l’Ancien et le Nouvel Empire, période à laquelle nous nous intéressons.
Il nous semble que l’autonomie, concrètement, se manifeste par la capacité à agir sur son environnement direct ou indirect, et donc par la nécessité d’une certaine indépendance économique et sociale. Or, le métier, que nous entendons comme l’exercice d’un savoir apportant rétribution économique et reconnaissance sociale, apparaît comme l’angle d’approche le plus adéquat pour espérer dessiner cette autonomie des femmes égyptiennes - ou, comme les études de genre l’ont théorisé, leur agentivité (ou agency). En effet, la pratique d’un métier entraînait nécessairement l’apport d'un salaire, et donc la constitution d’un capital économique, mais également la formation de réseaux plus ou moins étendus, qui permettaient aux Égyptiennes anciennes de modifier le monde dans lequel elles vivaient.
De manière plus générale, il s’agit donc de s’intéresser aux savoirs que possédaient ces femmes : nous partons du postulat que l’accès à un savoir permettaient aux femmes d’exercer divers métiers et donc, de manière plus large, une autonomie relative. Tout savoir ne se transformait pas nécessairement en métier, mais tout savoir offrait aux femmes de l’Égypte ancienne une certaine capacité d’action, que nous cherchons à mesurer. En inversant la focale, ce type d’étude permet de mesurer le poids du genre dans la répartition des savoirs, et la manière dont le genre, en tant qu’objet d’étude social et économique, se construisait dans la société égyptienne ancienne.
Se pose alors la question des sources. Il apparait nécessaire d’établir un véritable dialogue entre toutes les sources, iconographiques, archéologiques et textuelles. Ainsi, nous cherchons à articuler les informations données par les titulatures féminines, avec celles que l’on trouve dans les représentations des femmes en action au sein des peintures funéraires ; à faire dialoguer le matériel archéologique livré par ces mêmes tombes, avec ce que suggère les sources dites « de la pratique », c’est-à-dire les contrats, les testaments ou les lettres conservées. Cette approche permet ainsi d’identifier et de contourner le discours institutionnel, qui présente souvent les femmes comme des sujets passifs de l’entourage d’un homme (dans les tombes, sur les stèles ou dans les textes littéraires).
Il nous semble intéressant de prendre un exemple concret pour illustrer ceci. Une lettre, datant de la XXe dynastie (fin du Nouvel Empire), a été conservée sur le papyrus Genève D 191. Cette lettre a été envoyée par une certaine Henouttaoui, qui porte le titre de chanteuse d’Amon. L’étude de ce seul titre suggère ainsi un savoir musical - le chant, exercé au sein du clergé d’Amon, qui est le clergé le plus puissant à cette époque. Il s’agit également là d’un des titres les plus courants du Nouvel Empire, ce qui a poussé certains chercheurs à formuler l’hypothèse qu’il s’agisse d’un titre honorifique, ne témoignant pas d’une réelle charge cultuelle. Notre Hennouttaoui, donc, écrit une lettre au scribe de la nécropole Esamenope, à qui elle rend compte de la manière dont elle a assuré la réception d’une certaine quantité grain. Elle souligne la différence entre le grain livré et le grain attendu, et les mesures qu’elle a mises en place pour s’assurer d’une livraison complète. Elle donne également des ordres à plusieurs subordonnés, et mentionne une lettre que le vizir lui a envoyé, concernant la distribution de rations de pain. Dans cette lettre, Henouttaoui fait donc preuve de plusieurs types de savoirs : litéracie (capacité à lire et compter, de manière assez précise pour assurer une livraison d’une denrée essentielle), gestion administrative (elle donne des ordres afin de réaliser plusieurs actions administratives), organisation du culte (le grain est destiné aux offrandes cultuelles)… Cette lettre témoigne également d'un réseau étendu, permettant à son autrice de mobiliser jusqu’au vizir, premier administrateur du pays après Pharaon. Autant de savoirs que son titre officiel, chanteuse d’Amon, ne laisse pas deviner.
En effet, l’étude des métiers et savoirs féminins permet à la fois de replacer les femmes au sein d’une société où l’administration est particulièrement développée, en identifiant les espaces où elles évoluaient, les responsabilités qu’on leur confiaient et de souligner leurs contributions aux fonctionnements économiques et sociaux égyptiens. D’un autre côté, cela permet également d’étudier l’impact que pouvait avoir le savoir dans la vie des femmes : comment en faisaient-elles l’acquisition, jusqu’à quel point pouvaient-elles l’exercer de manière officielle ou officieuse, comment pouvaient-elles le transmettre…
Ces questions, nous les posons sur un temps long : de l’Ancien Empire, qui débute en 2750 avant notre ère, jusqu’à la fin du Nouvel Empire, en 1069 avant notre ère, ce sont quelques quinze siècles que nous abordons. Il nous semble en effet intéressant de chercher à comprendre les évolutions de cette autonomie féminine, en l’intégrant dans les grands changements historiques de la société égyptienne (qui alterne par exemple des périodes de pouvoir fort et des périodes où le pouvoir est morcelé entre diverses petites entités locales), afin d’affiner la compréhension des mécanismes économiques et sociaux de l’histoire égyptienne.