Programme Palingenesis : Palimpsestes grecs
Étude philologique et historique ; nouveaux procédés d’analyse multi-spectrale (porteur : Didier Marcotte, UMR 8167 ‘Orient et Méditerranée’, équipe ‘Médecine grecque et littérature technique’)
Les bibliothèques d’Europe conservent plusieurs centaines de palimpsestes, vestiges d’anciens manuscrits de parchemin, datables de la fin de l’Antiquité, qui ont été remployés, au cours du Moyen-Âge, pour recevoir des textes nouveaux, après lessivage et grattage de la couche d’écriture initiale, à des époques (généralement entre le VIe et le XIe s.) et en des lieux où le parchemin venait à manquer. Dans les livres ainsi recyclés, des écrits chrétiens de nature diverse ont pris la place de textes antiques qui cessaient d’être lus.
Dans les premières décennies du XIXe s., les textes sous-jacents ont commencé à susciter l’intérêt des philologues et des historiens, qui ont eu recours à des réactifs chimiques pour exalter, le temps d’un éclair, les traces de ces textes et en tenter une transcription. De tels procédés, utilisés massivement jusqu’à leur proscription en 1894, ont endommagé le support, de manière irréversible, et continuent à le dégrader, compromettant tout examen ultérieur à l’œil nu des pages ainsi traitées. Le dommage est d’autant plus grand que les textes concernés sont souvent les témoins les plus anciens d’une tradition, quand ils ne sont pas uniques.
Depuis un quart de siècle, de nouveaux procédés optiques par balayage multi-spectral, non-invasifs ni pour le support ni pour les encres, sont mis au point pour déchiffrer les couches inférieures d’écriture ; le cas le plus connu est celui du palimpseste d’Archimède, découvert au début du XXe s., qui était toutefois indemne de tout traitement chimique.
Lancé en 2020/2021 grâce à l’appui de l’Initiative Sciences de l’Antiquité, le programme Palingenesis s’inscrit dans ce mouvement de récupération de l’héritage antique par les nouvelles technologies ; il implique des enseignants chercheurs et des chercheurs des UMR 8167 (Orient et Méditerranée) et 8061 (Centre Léon-Robin), qui étudient plus particulièrement la littérature scientifique, philosophique et technique et ont fait appel, pour la circonstance, à la société Lumiere Technology, spécialisée dans la photographie de supports multi-strates.
L’ambition du consortium ainsi formé est de développer un ensemble de compétences de pointe, depuis la conception et l’exécution des campagnes in situ jusqu’à l’exploitation des images pour le déchiffrement, en passant par les choix de traitements algorithmiques et informatiques permettant d’optimiser la lisibilité du texte.
Le premier objectif du programme est de tenter un nouvel examen intégral du palimpseste formé par les manuscrits de la Biblioteca Apostolica Vaticana (BAV), gr. 2306 (Pentateuque) et 2061 (Grégoire de Nazianze) et de la Badia di Grottaferrata Crypt. A δ XXIII ; ils contiennent dans leur couche inférieure les restes d’antiques codices de la Géographie de Strabon et d’un traité de Théophraste Sur les magistratures, copiés respectivement au Ve et au VIe s. ; dans leur couche intermédiaire, ils renferment les vestiges d’un nomocanon byzantin, copié dans une minuscule précoce entre le milieu du VIIe s. et le début du VIIIe. L’analyse et le déchiffrement de ces textes constituent un défi particulier, jamais tenté jusqu’ici, puisque les manuscrits en question ont la double particularité d’être doublement palimpsestes (on dit en latin bis rescripti) et d’avoir subi les effets de réactifs chimiques. Constitué de 69 folios, le Strabon est en outre le plus important codex bis rescriptus identifié à ce jour. En tant qu’il est le témoin le plus ancien de la Géographie, sa lecture représente un enjeu capital dans l’établissement du texte de cet ouvrage ; aussi bien est-elle menée en relation étroite avec un autre projet en cours, celui de l’édition collective de Strabon dans la Collection des Universités de France.
La mise au point, par Lumiere Technology, des lentilles et des filtres adaptés aux parchemins à étudier, a été préparée, à partir de l’automne 2020, par plusieurs séances de travail collectives. Retardée par la pandémie, la campagne d’imagerie in situ a finalement été menée en octobre 2021, à Grottaferrata d’abord, puis à la BAV ; elle a bénéficié également de co-financements de l’UMR 8167 (Médecine grecque et littérature technique) et de l’UMR 7297 (Aix-Marseille Université, Centre Paul-Albert-Février, équipe TDMAM). En raison de l’état dégradé du support, des manipulations particulières que chaque feuille de parchemin imposait et des réglages pour faire apparaître par contraste les trois couches d’écriture, l’opération de photographie a nécessité, les premiers jours, entre 40 et 45 minutes par page, pour passer ensuite à une cadence de 30 à 35 minutes ; au total, pour les 138 pages ainsi analysées, deux semaines de travail auront été nécessaires pour l’équipe de techniciens, avec le concours permanent des laboratoires de restauration et de photographie des deux bibliothèques concernées. Parallèlement, une description codicologique était entreprise pour chacun des folios et, sur la base d’essais de fluorescence UV, les premiers tests de lecture de quelques passages préalablement repérés comme cruciaux.
En février 2022, l’extraction et la synthèse des images étaient définitivement achevées et la phase de lecture méthodique de celles-ci pouvait commencer avec le recrutement d’un ingénieur de recherche, Sergio Brillante, docteur des universités de Reims et de Bari, chargé de procéder, en association avec les autres membres du projet, à une transcription diplomatique de l’écriture inférieure. Eu égard à la technicité de cette tâche et à l’attente de la communauté scientifique pour un enseignement ad hoc, une formation a été organisée du 16 au 28 mai 2022 dans le cadre de la SFRI (« Histoire des traditions savantes et des savoirs techniques dans les sociétés méditerranéennes antiques », dir. D. Marcotte). Cette formation, unique en Europe, était animée par Keith Knox, chercheur au Rochester Institute of Technology et collaborateur de l’Early Manuscripts Electronic Library (EMEL), concepteur du logiciel Hoku ; co-organisée par Victor Gysembergh (Centre Léon Robin), elle était ouverte aux étudiants de master, doctorants et post-doctorants issus de toutes les disciplines, littéraires ou scientifiques, concernées par l’étude des documents anciens et les Digital humanities. En raison de la jauge de la salle informatique réservée pour l’occasion, elle était limitée à quinze participants, dont plusieurs sont venus de l’étranger (Italie, Belgique, Danemark) ; nous serons sans doute amenés à organiser une seconde session de cet atelier en 2023, pour répondre à la demande des candidats qui n’ont pu être accueillis en mai.
Signalés à la direction de la BAV, les premiers résultats du projet ont fait l’objet d’un article à paraître dans la nouvelle Vatican Library Review (VLR).
Photos 1 et 2 : Biblioteca Apostolica Vaticana, octobre 2021, premières prises de vue (caméra de Lumiere Technology).
Photos 3 et 4 : Biblioteca Statale del Monumento Nazionale di Grottaferrata, octobre 2021 : premiers essais de lecture (caméra de Lumiere Technology)