Voir le beau
Vérité et manifestation, de Platon à Plotin.
Projet de thèse de Flora Vourch.
L’idée de beau, kalon, telle qu’elle habite la pensée grecque antique, ne peut être justement comprise à l’aune de notre esthétique moderne. Elle renvoie bien plutôt à l’ordre de l’éthique et, encore plus largement, à l’ontologie, à la réflexion sur l’être. Dans les Dialogues de Platon, écrits à Athènes au IVème siècle av. J.-C., le beau opère ainsi comme intermédiaire privilégié entre le sensible et l’intelligible, entre ce qui s’offre à l’homme comme objet de sa perception et ce à quoi l’acte de cognition lui donne accès : faire l’expérience du beau, c’est déceler, à même la matière et les corps, la présence de ce qui les dépasse ; la Beauté, de ce qui est vraiment, réellement, est « ce qui se manifeste avec le plus d’éclat », ekphanestaton. Plotin, né en Égypte dans l’Antiquité tardive, au IIIème siècle, se veut le continuateur de l’esprit du platonisme et, du « divin Platon », il se fait l’exégète. Dans son œuvre des Ennéades, cette expérience du beau reste donc cardinale. Toutefois, sept siècles et l’étendue de la Méditerranée séparent les deux philosophes ; les innovations doctrinales que représentent l’aristotélisme et le stoïcisme, l’entreprise dite « médio-platonicienne » des premiers siècles, creusent l’écart entre les Dialogues et les Ennéades. De sorte que s’il est question, tant chez Platon que chez Plotin, de « voir le beau », si les mots sont les mêmes – et le texte plotinien est notoirement rythmé de citations platoniciennes, de références au maître plus ou moins explicites –, le sens ne peut être identique. La philosophie de Plotin se distingue notamment par des accents qu’il faut bien qualifier de « mystiques ». C’est à l’analyse de ces continuités et ruptures, de cette proximité essentielle et d’une inévitable divergence, dans la compréhension d’une certaine expérience – « voir le beau » – qu’est consacrée ma thèse.
L’enquête doit s’articuler, dans une perspective historique, selon deux axes problématiques qui sont complémentaires. Il s’agit en effet, de Platon à Plotin, chez Plotin lecteur de Platon, d’une part d’élucider les conditions qui rendent possible une telle expérience ; et d’autre part de comprendre sa portée. Comment expliquer qu’une telle « vision » puisse avoir seulement lieu ? Quelle est sa teneur, à quoi ouvre-t-elle ?
Cela implique en particulier de cerner la nature, et ses mutations de Platon à Plotin, du « sujet » engagé dans cette rencontre, sujet qui n’est autre que l’âme humaine, reconnue dans sa nature intellective, en tant qu’elle est capable d’appréhender l’intelligible. À cet égard, Plotin est bien connu pour se distinguer, dans la tradition platonicienne, par l’affirmation d’une thèse dont lui-même souligne d’ailleurs l’originalité, dite de « l’âme non-descendue ». Les Ennéades affirment en effet, contre ceux qui défendraient la descente totale de l’âme dans le corps, la permanence d’un « quelque chose » de cette dernière dans l’intelligible. Comment faut-il comprendre cet ancrage, auquel diront venir s’opposer les néo-platoniciens ultérieurs dont Plotin est pourtant le premier représentant ? L’âme non-descendue partage-t-elle la condition de l’Intellect, du Noûs, seconde hypostase de l’architecture principielle, lieu de la vérité et de la première beauté, où intelligibles et intelligences se confondent, et où la pensée ne cherche pas car elle a toujours déjà trouvé, saisissant d’un coup son objet ? Ou bien doit-on la situer dans l’Âme, troisième hypostase, véritable intermédiaire entre l’intelligible et le sensible, lieu d’une pensée à la modalité particulière – ordre sans succession, séquence sans processus, raisonnement qui ne répond d’aucun défaut –, et où siège également l’âme du monde, non pas identique au vrai mais bien toujours tendue vers lui, ouverte à sa lumière ? Et en quoi prolonge-t-elle le noûs de l’âme platonicienne ? Comprendre ce qu’engage la vision du beau requiert d’affronter ces questions : si l’âme humaine est capable de voir le beau, c’est bien en effet du fait de sa relation avec l’intelligible, de sa nature intellective, capable de pensée. Mais quelle réalité précise, support d’une telle relation, se trouve désignée par Platon et, à sa suite, Plotin ?
La notion d’âme du monde ainsi rencontrée s’impose par ailleurs comme une variable centrale de mon enquête. Passablement oubliée, ou bien caricaturée, par le contemporain, elle est principe d’organisation du tout de l’univers, source de son ordre, de l’harmonie de ses parties, de sa splendeur. Elle apparaît dans la cosmologie du Timée chez Platon, et dans quelques autres dialogues, mais Plotin semble lui conférer une place autrement plus importante. Et si la spécificité du courant néo-platonicien a pu être reconnue dans le caractère nodal donné à l’interprétation du Parménide de Platon, il apparaît que l’héritage de ce dernier dialogue, le Timée, est tout aussi fondamental. La formation du monde, en sa totalité, s’y appuie sur la reconnaissance de sa beauté visible : le démiurge est bon et le monde est beau. En quoi l’expérience du beau, par l’âme, s’inscrit-elle dans l’éthique cosmologique qui trouve là sa source ? La thèse de l’âme non-descendue, et par là même les conditions comme la teneur de l’expérience du beau, ne s’éclairent-elles pas à la lumière de cette essentielle parenté, de l’âme humaine avec celle du monde ?
Cette investigation des tenants et aboutissants de la vision du beau de Platon à Plotin suppose enfin de prendre en compte et d’analyser, toujours selon leurs mutations, la dimension transformatrice de l’expérience – comme son principe mais aussi sa conséquence –, la part d’altérité qu’elle engage – présence d’un guide, adresse à autrui –, ou encore le statut qu’y occupent la notion d’image et ses dérivés (reflet, ombre, trace) – vecteurs en ce monde de la présence intelligible, de la transcendance. Tout l’enjeu est d’approcher au plus près la spécificité de la lecture plotinienne, et sa qualité philosophique propre.
Dans une perspective historique plus large, il me faudra travailler à montrer en quoi Plotin a pu s’interposer entre la pensée moderne et Platon, tel un prisme, un filtre déformant à travers lequel a dû passer la philosophie platonicienne – de la Renaissance à l’idéalisme allemand notamment.